La Grande Roue de la Vie

L’année 2022 s’est achevée. Douloureuse pour ceux qui vivent la guerre, marquée par l’inquiétude ambiante, elle restera pour moi le récit d’une aventure avec ce jubilé et le voyage merveilleux qu’il m’a été donné de vivre, toutes ces rencontres, éphémères bien souvent, tous ces lieux traversés, toutes ces images, tous ces mots. Et le passé – imparfait, bien sûr, et jamais simple – teinte le présent.

Le grand cycle de la vie reprend ses droits et, après la route, c’est, à une lettre près, la roue qui thématise cette fin d’année. Comme si j’avais tiré sur l’élastique jusqu’à cette date du 1er janvier, en allongeant la distance entre ma vie et l’expérience du voyage et qu’à partir de maintenant, le mouvement de retour s’initiait.

Avec des températures si peu hivernales, le Prater, lieu que j’avais négligé jusqu’ici dans mon séjour viennois, trop assoiffée de cafés, de culture et de découvertes, devient un repère inédit et symbolique, avec cette Grande Roue si emblématique de Vienne, érigée en 1897 à l’occasion du 50e anniversaire du règne de l’empereur François-Joseph. Le mouvement circulaire l’emporte sur la ligne et la boucle se fait, malgré moi, pour donner sens à cette période.

Temps des Fêtes oblige, je tente de rapprocher les cercles. Cercle de la famille, cercle du voyage, cercle de la musique, cercle de la lecture. Et, de la même manière qu’il est difficile de tracer un cercle au compas d’une seule fois, il faut parfois s’y reprendre à deux fois.

Et prendre de la hauteur.

Reliés par le téléphone uniquement durant plusieurs mois, Laetitia et Matthieu sont venus nous rejoindre pour les Fêtes. Le carré se reforme et chacun retrouve ses habitudes, ses rôles, ses émerveillements, ses fragilités et ses moments d’agacement. La vie de famille normale. Ou presque, dans cette capitale où tout commence par le Belvédère.

Décembre a été intense pour les jeunes, le train de nuit n’a pas arrangé leur état de fatigue et le premier tour de ville les achèvera avant la messe de Noël dans une église glaciale. Dans les nuées d’encens, la musique était belle.

Temps radieux le 25 décembre : direction le Prater pour profiter du soleil et saisir la ville du regard.

L’occasion de marcher ensuite vers l’église Saint-François-d’Assise et sur la Donauinsel.

Premiers musées selon les intérêts de chacun. Musée d’histoire militaire, Haus der Gechichte Österreich, Albertina, Musée de la Médecine, Musée des Armures, Collection des instruments anciens, Musée Léopold, Musée du crime. A nous tous, nous ouvrons tous les champs de la curiosité, par diffraction.

Les touristes sont toujours plus nombreux, le centre ville s’engorge et nous lasse. Etienne et les jeunes partent à la tangente et s’en vont à Bratislava.

De mon côté, je flâne à vélo vers le quartier d’Hundertwasser, pour trouver des lignes plus souples.

Puis vers la Poste de style Art nouveau, édifiée par l’architecte Otto Wagner, et au bord du canal pour revoir une autre perspective de la ville.

Le voyage sur la Route de Mozart avait débuté symboliquement en juillet dernier à Aarburg, avec la rencontre simultanée d’Alphons Huber, venu présenter le Reiseklavier de Mozart, et de Félix Huber qui m’a accueillie durant l’étape zurichoise. Je les retrouve tous deux ici, à Vienne, complices de longue date. L’occasion de reprendre le partage, mais dans un cadre décalé. La ligne devient cercle et la boucle se ferme, tandis que la Sonate au Clair de lune résonne dans le Café Hegelhof. Triolets de Beethoven, en suspension.

Durant ces dernier jours de décembre, c’est le même Beethoven, ou plutôt sa musique, qui occupe tout mon temps. Klaus Mäkelä, chef montant de 26 ans, dirigera la 9ème Symphonie pour les concerts de Nouvel-An. D’une énergie positive, relax, souriant, il joue avec la palette des émotions, allant jusqu’à diriger avec les yeux uniquement, et obtient des crescendos d’une puissance incroyable, avec cette audace de la jeunesse.

Évidemment, l’œuvre est cyclique : dans le final, Beethoven reprend les thème entendus dans les précédents mouvements, comme des réminiscences, avant d’arriver à l’idée aboutie de l’hymne choral, cette Ode à la Joie porteuse d’une affirmation si nécessaire aujourd’hui :

Freude, schöner Götterfunken,
Tochter aus Elysium,
wir betreten feuertrunken,
Himmlische, dein Heiligtum!
Deine Zauber binden wieder,
was die Mode streng geteilt;
alle Menschen werden Brüder,
wo dein sanfter Flügel weilt.

Schiller

Expérience inoubliable que ces 15 minutes du finale, chantées à pleine voix et par cœur avec la Wiener Singakademie. Sans doute le point le plus éloigné sur l’ellipse du voyage.

Les cercles se croiseront pour la deuxième fois à Nouvel-An pour une soirée partagée avec Félix au Café Schwarzenberg. Nous passerons le cap du changement d’année en famille dans les rues bondées.

Jour de l’An, Vienne se réveille au soleil. Occasion trop belle pour reprendre nos vélos avec Etienne et aller écouter le concert du Nouvel-An au Prater, sous la Grande Roue. C’est d’ailleurs le même Prater qui sera à l’honneur dans le film d’entracte, en commémoration des 150 ans de l’Exposition universelle de 1873, qui a fait de Vienne une métropole mondiale.

Nostalgie un peu artificielle et reflet idyllique de ce que Zweig décrit dans Le Monde d’hier, ouvrage testament rédigé durant ses jours d’exil au Brésil en 1942, et envoyé à la publication la veille de son suicide. Cette Vienne, ville de la musique, du charme et de l’élégance, où l’élite intellectuelle savourait la vie dans les cafés, dans un idéal de sécurité et de tranquillité. Vienne brisée par trois fois par les nationalismes et la terreur.

Monument contre le guerre et le fascisme (Alfred Hrdlicka, 1988)

Le temps parfois s’enroule et superpose. En ce dimanche, Vienne offre des images presque désuètes, comme la foule en tenue de soirée quittant le Musikverein, les bras chargés de roses et de frésias, ou cette musicienne de l’Orchestre Philharmonique remontant la rue à vélo, superbe et maquillée, violon sur le dos et fleurs au guidon.

Etienne et les enfants plongeront une dernière fois dans la foule de Schönbrunn.

Puis les pages se referment tranquillement.

Dernière soirée au Konzerthaus, une calèche rentre. Derniers échanges autour d’un verre avec mes collègues de la Wiener Singakademie, embrassades et adieux. Beethoven seul devant le bar déserté. Retour dans la nuit brouillardeuse.

Dernière montée à vélo sur l’Argentinierstrasse avec ce repère de l’église rouge.

Lundi matin, Wien Hauptbahnhof. Les enfants rentrent en emmenant mon vélo dans un train surchargé. La route est finie.

Du voyage aux souvenirs, de la route à la roue, du passé à aujourd’hui. Tracer la ligne, tirer le fil jusqu’à la limite, puis faire des cercles et fermer les boucles.

Revenir sur nos pas.

Avec Etienne, nous retournons en ville, les rues sont plus calmes. Le Mumok, musée d’art contemporain, interpelle sur les mélanges, sur notre rapport à l’animal et sur le changement. Nous y retrouvons des images vues plus tôt, comme ce pavillon oriental de Melk ou ces portraits en céramique : des caractères qui me font penser aux Célébrités du Juste Milieu (1832-1835) de Daumier.

Objets de l’étrangeté, rejet et attirance, comme cette araignée doudou. Ou la télévision aquarium dans laquelle nous nous reflétons. Inexorablement.

Le soleil nous emmène encore une fois vers Schönbrunn, mais c’est finalement au Musée technologique que nous irons.

Dernière journée pour traverser la ville dans son diamètre, appréhender encore une fois les extrêmes du temps – et de la météo – en marchant des quartiers récents de la gare au Stephansdom.

Visiter la salle baroque de la Bibliothèque Nationale.

Enfin, pour terminer, monter au bar du Sofitel et prendre toute la hauteur possible sous la pleine lune.

Etienne est parti ce matin. Et moi je reste à Vienne encore deux semaines.

Mon congé sabbatique n’est pas encore terminé mais, déjà, je file la métaphore en roue libre et flotte pour moi la question de ce qui restera de cette aventure, de ces kilomètres sur la route, de toutes ces rencontres, de ces découvertes, de ces souvenirs de voyage. Comment les rendre durables ? Puisque c’est bien un des enjeux du projet.

3 thoughts on “La Grande Roue de la Vie

  1. Magnifique post que « La Grande roue de la vie ». Entre photos et commentaires, on partage tes découvertes, tes émerveillements, tes interrogations. Bref, voyage avec toi et les tiens. Merci et doux retour en Helvétie.

  2. Wie wunderbar die Geschichten, Wissen, Emotionen und Berichte! Vielen Dank dafür, das alles mit erleben zu dürfen und Inspirationen zu bekommen.
    Weiterhin alles Gute und Freude!
    Liebe Grüße Gudrun Sinclair

  3. Merci pour ce magnifique texte et les photos qui vont avec et qui nous font vivre et partager – un peu – de cette vie viennoise. Je te souhaite une très bonne année 2023, riche de souvenirs à rendre un peu durables – comme tu le dis. Et déjà … bon retour !
    Meilleurs messages,
    Monique Ryf

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